TAÏEB AMGROUD
Je m’étonne de ceux qui ne voient qu’à distance, au d-delà du mirage : ceux qui ne souffrent que des gémissements émis à des milliers de kilomètres, ne s’affligent que de ce qui touche les gens du Machreq, ne prennent d’initiative, ne hurlent, n’appellent au secours, ne mendient que pour ceux qu’ils appellent « nos frères, nos proches » arabes.
Je m’étonne de ceux qui ne voient ni n’entendent ni ne se lamentent de la souffrance et la misère de ceux qui sont ici, tout près.
Mon étonnement et mes interrogations sont ceux de millions de marocains et de millions d’êtres humains qui se posent des questions et essaient de comprendre.
Ce qui fait le plus mal et fend le cœur c’est que ces crimes par omission se font au nom de la solidarité, de la fraternité et du soutien ; mobilisent tout le lexique de la compassion et de l’affliction et incitent à amasser des dons, à organiser des funérailles et à pleurer ceux qui sont à des milliers de kilomètres. Pendant ce temps là, ceux qui sont dans la maison d’à côté ne trouvent pas quoi manger.
Des hommes normalement constitués n’auraient pas pu ignorer nos malheurs, nous les marocains qui mourons de soif, de faim et de froid ; qui mourons noyés dans les mers et les océans, l’échine courbée, victimes de la vie chère et obligés, pour survivre, de subir toutes les endémies sociales : mendicité, prostitution, proxénétisme et autres petits larcins.
Alors que « frères » et « camarades », les gorges déployés fumant de colère, menacent, lancent leurs anathèmes comme leurs fusées en papiers, à Rabat et à Casablanca ; sur les chaines qui puent le pétrole et la mauvaise encre qui noircit les kilomètres de pages, et dénoncent ce qui touche leurs « frères arabes ». Alors qu’ils supplient, mendient, en appellent à la justice, multiplient les délégations de médecins, pharmaciens et autres ingénieurs avec des tonnes de vivres, de vêtements et de médicaments aux « frères de Palestine », soixante-quinze pour cent de nos concitoyens vivent dans un dénuement qui dépasse de loin celui des palestiniens.
Pendant ce temps là notre pays, particulièrement le Maroc inutile, le Maroc profond où vivent des millions de marocains berbères, vit encore au Moyen-âge : quasi absence de l’état, inexistence des infrastructures ; rapports avec le pouvoir public réduits à la carte d’identité, à quelques tristes bâtiments scolaires en ruines ; mais pléthore de l’appareil répressif du Makhzen traditionnel, gendarmes, cheikhs, etc.
Les habitants de ces régions n’ont que leurs maigres bras et de modestes ressources pour survivre. Ils utilisent comme montures leurs misérables ânes, en été, pour faire des kilomètres, à la recherche d’un peu d’eau pour eux et pour leurs bêtes et, en hiver, à la recherche de quelques brindilles pour se réchauffer et se protéger des terribles vagues de froid. Que viennent à sévir la sécheresse ou les tempêtes de pluie ou de neige, les voilà victimes de maladies et autres malheurs. Le plus insolite c’est qu’ils ont fini par préférer la sécheresse aux dégâts du froid, du gel, du verglas et de la pluie qui terrassent les maisons, si on peut parler de maisons à propos des pauvres masures qui tombent en ruines. Tout ceci a lieu en l’absence totale des services publics et, du silence complice des partis et des organisations qui réservent leurs larmes et protestations aux questions ayant trait à la « Umma » dont ils célèbrent les martyres et prennent en charge les vivants. Qui se rappelle d’Anfgou et de ses trente enfants victimes innocentes du froid. Des drames semblables sont légion. Qui se rappelle du séisme qui a frappé l’extrême nord du pays où les survivants dorment, quatre ans après le drame, à la belle étoile. Qui se soucie des héroïques enfants de l’Atlas, aujourd’hui oubliés, abandonnés et seuls face au froid et la misère. Les prétendus « frères » et « camarades » ne se rappellent d’eux qu’à des fins inavouables. Cependant, l’argent de ce peuple est dépensé par milliards dans des projets chimériques et des célébrations aussi risibles qu’injustes. Tout cet argent dans de véritables projets de développement des régions exsangues, marginalisées, victimes de la faim, de la soif, du froid, de la désertification, de l’exclusion et du Makhzen : l’Atlas, le sud-est, les Aït Baamrane, les Ihahen, Sidi Ifni, Boumal N’Dades, Aït Rkha, Sefrou et autres contrées.
Les imaginations criminelles s’ingénient à inventer de nouvelles formes d’exclusion et de déportation. Les autorités d’Ifni ont utilisé récemment des lance-pierres contre les manifestants. La politique d’éradication de berbères a poussé les responsables à imposer l’introduction des sangliers dans des régions agricoles et, imposé de lourdes peines à toute tentative de braconnage contre ces « vaches du Makhzen ». Les paysans Aït Atab sont dans l’impossibilité de se déplacer et de s’occuper de leurs cultures. Ceci est à ajouter aux quatorze siècles d’occupation. Nos espoirs d’une vie meilleure et d’un avenir de paix et de prospérité dans un pays qui assure à ses enfants la fierté d’être ce qu’ils sont et non ce que veulent en faire les fossoyeurs d’identité, de culture et d’histoire ; ni ce que veulent les pourvoyeurs de projets qui nous sont étrangers et qui arborent les slogans de la race unique, de la religion unique et de la langue prétendument unique.
Chaque fois qu’un arabe d’Orient meurt, de son propre fait, les prétendus « frères et camarades » se précipitent pour exiger de nous la solidarité et le Jihad. Ils nous submergent de sermons, lancent contre nous les anathèmes et terrorisent ceux qui comme moi, osent les dénoncer.
Entretemps, les femmes et les enfants du Soudan sont massacrés par milliers, les Kurdes et les Chaldéens d’Irak sont exterminés, Abbas et Haniyeh, les « frères » s’entretuent. Etre solidaires de qui ? Lesquels de leurs morts iront en enfer ou au paradis ? Hier encore, ils saluaient la victoire de leurs « Moudjahidine Afghan » ; aujourd’hui, les mêmes s’entretuent. Leurs rêves ne sont pas les nôtres. Pour eux, nous ne serions autorisés à rêver de pain, d’eau, de couvertures, de paix et d’air que lorsque cesseront leurs querelles, leurs guerres. Pour que leur victoire soit totale, tant que les problèmes de la « Umma » ne sont pas résolus, il faudrait que nous mourions tous, nous les montagnards, de froid, de misère, d’exclusion et de silence.
Traduction : Saïd Sayagh
Ɣer da han amegraḍ s taɛrabt